Une erreur de passation, combien ça coûte exactement ? La question ne manque pas d’intérêt lorsque l’on considère le nombre de règles et donc d’erreurs possibles entre la formulation d’un besoin et la signature en bas de la page.
On fait le point en trois étapes !
La perte de chance devant le juge judiciaire
Tout d’abord, la réponse apportée n’est a priori pas la même devant le juge administratif et le juge judiciaire.
De façon générale, la Cour de cassation a échafaudé toute une construction jurisprudentielle autour de la notion de perte de chance pour indemniser certains préjudices (Cass, 1ère Civ, 27 mars 1973, n° de pourvoi : 71-14587). Exemple : vous êtes chanteur(se) professionnel(le) et juste avant les sélections pour The Voice, un café Storebook beaucoup trop chaud vous brûle la gorge en détruisant vos cordes vocales. Dans ce cas de figure, il n’est pas possible d’être indemnisé parce que vous ne serez pas la star de demain… Il n’est non plus possible d’être indemnisé pour n’avoir pas gagné le concours. Mais il est bel et bien possible d’être indemnisé de la perte de chance d’avoir pu participer (et donc gagner) à l’émission !
Appliqué aux marchés publics, ce raisonnement conduit à indemniser le candidat évincé illégalement d’une procédure, non pas à hauteur du bénéfice qu’il aurait pu retirer de la signature du marché, mais à hauteur de la probabilité qu’il aurait eu de l’emporter. Autrement dit, la quotité de l’indemnité est calculée selon une approche probabiliste : plus la chance perdue était probable, plus l’indemnité sera conséquente jusqu’à tendre vers une indemnisation intégrale.
Mais le Conseil d’État a solidement fermé la porte à cette théorie de la perte de chance au sein de son prétoire (en matière de commande publique). Le juge administratif raisonne pour sa part selon une grille indemnitaire toute simple (CE, 18 juin 2003, n°249630) :
- Si le candidat n’avait aucune chance d’emporter le marché, il n’a droit à rien…
- S’il avait une petite chance d’emporter le marché, il a juste droit au remboursement des frais de présentation de son offre ;
- Et s’il avait une chance véritablement sérieuse d’emporter le marché, il a alors droit à la marge nette bénéficiaire à laquelle il pouvait prétendre, autrement dit il est véritablement indemnisé du préjudice virtuel de perte d’un marché qu’il n’a jamais signé.
Avec une telle approche, l’entreprise irrégulièrement évincée qui n’aura pas présenté d’offre à cause d’une manœuvre de l’acheteur (absence de publicité, voire absente totale de mise en concurrence) ne pourra par définition prétendre à aucune indemnité.
La chance sérieuse devant le juge administratif
De plus, un arrêt rendu l’année dernière par le Conseil d’État parait apporter une précision drastique : il n’y aurait jamais qu’un seul candidat évincé qui pourrait prétendre avoir une chance sérieuse d’emporter le marché… (CE, 28 novembre 2023, n° 468867).
Dans cette affaire, l’acheteur était entré en négociations avec 4 entreprises et la cour administrative d’appel s’était plus ou moins fondée sur ce seul élément pour estimer que l’entreprise requérante, évincée, n’avait pas eu moins de chance d’emporter le marché que les autres… Que puisque figurant parmi les entreprises invitées à négocier, elle avait eu une chance sérieuse d’emporter le marché.
Le Conseil d’État condamne avec sérieux l’absence de recherche sérieuse de cette chance sérieuse. Mais il ajoute également qu’il revenait à la CAA d’apprécier si, en l’absence de faute de l’acheteur, l’entreprise aurait eu « des chances sérieuses d’emporter le contrat au contraire de tous les autres candidats ». Cette incise évoque le sens des conclusions du rapporteur public qui milite pour une reconnaissance sans détour de ce que, à la fin, il ne peut en rester qu’un ! … Mais sans l’affirmer explicitement.
Le droit à indemnisation de tous les préjudices devant la Cour de justice
Il est à noter enfin que la Cour de justice s’est récemment prononcée sur la question. Par un arrêt rendu le 6 juin 2024, elle a jugé qu’était contraire au droit de l’Union toute règle nationale – texte ou jurisprudence – qui exclurait, par principe, l’indemnisation de la seule perte de chance de participer à une procédure de marché (CJUE 6 juin 2024, INGSTEEL spol. s. r. o. , aff. C-547/22).
Ce cas illustre parfaitement notre exemple de l’entreprise qui n’a pas pu déposer d’offre du tout car l’acheteur aura volontairement faussé la publicité et/ou les conditions de mise en concurrence (gré à gré hors les cas autorisés, interdictions de soumissionner abusives…).
Mais de fait, il remet aussi en cause la grille d’analyse du Conseil d’État qui, rappelons-le, juge que le candidat qui n’avait pas une chance sérieuse d’obtenir le contrat n’a droit qu’au remboursement des frais de présentation de son offre. Or, le candidat qui n’a pas pu participer n’a présenté aucune offre. Donc, n’a eu aucun frais. Donc, n’a droit à rien… De même que l’entreprise qui n’avait aucune chance sérieuse d’emporter le marché.
Alors, la jurisprudence administrative pourra-t-elle tenir (longtemps) dans ces conditions ?