Les marchés à prix forfaitaires se distinguent radicalement de leurs cousins à prix unitaires sur le plan de la charge des risques, entendus : les aléas normaux d’exécution. En principe le caractère forfaitaire du prix ferme la porte aux prétentions indemnitaires des entreprises, qui peuvent alors travailler plus pour gagner… la même chose !
Mais tout n’est pas perdu, et l’affaire examinée devant la cour administrative d’appel de Bordeaux le 7 mars le prouve. De nombreuses portes s’ouvrent pour qui sait trouver la bonne poignée (voir déjà notre article « Comment obtenir une indemnisation en marché forfaitaire ? »).
En l’espèce, l’entreprise titulaire du lot Fondations-Gros œuvre d’un marché de travaux souhaitait engager la responsabilité solidaire de son maître d’ouvrage (MO) et du maître d’œuvre (MOE), se plaignant notamment des insuffisances de ce dernier dans ses missions de conception.
Mais la cour va rejeter successivement ses trois chefs de demande :
- Erreur grave dans le DCE
- Travaux supplémentaires
- Sujétions imprévues
La facturation au réel en cas d’erreur grave dans les documents techniques de la consultation
L’entrepreneur invoquait en premier lieu des préjudices résultant d’une mauvaise évaluation des quantités d’acier à mobiliser et d’une négligence, d’un oubli des prestations de reprise des sols et de finitions murales. Erreur imputable tant au MOE en tant que professionnel prescripteur qu’au MO en tant que responsable du marché.
En application d’une jurisprudence classique quoique discrète, la cour rappelle que les règles tenant au caractère forfaitaire du prix « ne peuvent toutefois pas faire obstacle à l’indemnisation partielle de l’entrepreneur lorsque les documents techniques soumis à l’appel d’offres sont entachés d’erreurs suffisamment graves quant à la nature et aux quantités d’ouvrages à réaliser pour interdire aux concurrents de présenter leurs propositions en connaissance de cause » (v. déjà CE, 12 mai 1989, n° 81896, Inédit au Recueil).
Une indemnisation partielle était donc envisageable. Cependant, l’entreprise manque à établir l’erreur du MOE qu’elle invoque et le lien de causalité avec son préjudice, alors même que :
- elle avait de toute façon à sa charge l’établissement des plans d’armature et les quantités correspondantes ;
- son évaluation des tonnages d’aciers dans son offre était de toute façon inférieure, de plus de 26%, à celle de la maîtrise d’œuvre…
La facturation complémentaire des travaux supplémentaires
Sur le terrain des travaux supplémentaires, une indemnité par-delà le caractère forfaitaire du prix peut tenir à deux jeux de circonstances :
- soit le MO a prescrit ces travaux par ordre de service (OS)[1] ;
- soit les travaux réalisés sans OS s’avéraient indispensables à l’achèvement de l’ouvrage dans les règles de l’art.
Mais en l’espèce, il n’y avait pas d’OS, régulier ou irrégulier, pour prescrire les travaux de reprise des sols et de finitions murales.
L’entreprise voit également ses illusions brisées sur le plan des règles de l’art. Son interprétation des documents techniques l’avait conduite à faire du zèle.
Le MO avait rangé les différents travaux de finitions des sols dans des catégories notamment selon la réserve d’épaisseur et l’état de surface attendu : l’entreprise, constatant que la réserve d’épaisseur nécessaire pour installer le chauffage par le sol prévu dans la zone vestiaires-hall-cuisine-restaurant du bâtiment relevait d’une catégorie supérieure du CCAP, avait, de son propre chef, « surclassé » la zone, et effectué des travaux de ponçage et de rabotage afin que l’état de surface corresponde aux requis techniques sur-classement. Mais selon la cour, il suffisait de prévoir une réserve d’épaisseur supplémentaire, la finition de l’état de surface n’étant pas, elle-même, indispensable au regard des règles de l’art…
L’entreprise se plaignait également d’avoir eu à effectuer des travaux de reprise des supports muraux des vestiaires collectifs, travaux qui, de son point de vue, relevaient du lot peinture. Sauf qu’aux yeux de la cour, son rôle de gros œuvre impliquait, notamment, la prise en charge des travaux qui permettraient, pourrait-on dire, de passer du travail de structure au travail sur l’allure : puisqu’il est impossible de peindre à même le béton, les travaux de parements s’avéraient indissociables du marché de gros œuvre. La cour note par ailleurs que les stipulations du CCTP faisaient état de son obligation de « prévoir tout ce qui était nécessaire au parfait achèvement de ses ouvrages dans les règles de l’art et assurer (…) une coordination avec les autres corps d’état », faisant ainsi obstacle à sa demande en tout état de cause.
L’indemnisation des difficultés d’exécution dites « sujétions imprévues »
Ultime tentative : l’entrepreneur invoque l’existence de difficultés d’exécution ayant causé un allongement du chantier et ainsi généré un surcoût. A cet égard, la cour rappelle que le droit à indemnité n’existe qu’en présence :
- soit de sujétions imprévues, couplées à un bouleversement de l’équilibre économique du marché ;
- soit d’une faute du MO, notamment dans la définition de son besoin, dans sa conception du marché ou dans sa mise en œuvre, ou dans l’exercice de son pouvoir de direction.
Au titre des sujétions imprévues, ne peuvent être invoquées que les difficultés techniques – ce pourquoi il est d’usage de parler de sujétions techniques imprévues -, ce qui exclut la location de matériel supplémentaire à fins de mise aux normes de sécurité du chantier, notamment en se conformant aux prescriptions du contrôleur sécurité-protection de la santé (CSPS). D’autant plus que cette obligation était rappelée au contrat…
Quant au retard du MOE dans l’établissement et la transmission des plans, ce retard n’est pas imputable au MO et il n’y a donc pas non plus de faute de sa part. En effet, « la faute du maître d’ouvrage, qui n’est pas présumée, ne peut se déduire de l’existence d’un retard ou d’un défaut de coordination du chantier. Elle suppose qu’il soit établi que le maître d’ouvrage, dûment informé de la situation, s’est abstenu de faire usage de pouvoirs de direction et de contrôle du marché qui, s’ils avaient été mis en œuvre, auraient permis de remédier à la situation de perturbation qui est à l’origine du préjudice invoqué ».
L’entrepreneur demeure libre, en revanche, de diriger un recours directement contre le MOE (devant le juge administratif dans la mesure où il n’existe entre eux aucun contrat de droit privé !).
CAA Bordeaux, 6ème chambre, 7 mars 2023, n° 20BX00485
[1] Si l’ordre de service est régulier, l’indemnisation sera intégrale. S’il est irrégulier et notamment s’il prend la forme d’un ordre verbal, l’indemnisation se limitera aux seules dépenses utiles pour le MO sur le fondement de l’enrichissement sans cause (CE, 27 septembre 2006, Société GTM Construction, n° 269925).