Le principe de proportionnalité dans la commande publique ?
Nombreuses sont les occasions pour le juge de rappeler ces deux points essentiels à la procédure de passation de marché :
- Le règlement de consultation est obligatoire dans toutes ses dispositions et s’impose tant aux entreprises qu’à l’acheteur qui ne peut ni y déroger ni le modifier indirectement (voir notre article) ;
- Tout offre ne respectant pas scrupuleusement le règlement de consultation se verra qualifiée d’irrégulière et en tant que telle rejetée, obligatoirement, par l’acheteur (art. R2152-6 du CPP, par a contrario).
C’est à l’ombre de cette coloration lugubrement « scrupuleuse » que peine à trouver sa place le principe général de proportionnalité qui a pourtant droit de cité en droit administratif[1] et en droit communautaire[2].
En parallèle, la pratique voit pourtant se renforcer ou émerger des pratiques, compréhensibles, des acheteurs visant à faciliter au maximum leur rôle appesanti de lourdeurs administratives. Au premier rang desquelles, la limitation du nombre de pages des pièces en réponse, tel le mémoire technique.
Peut-on rejeter une entreprise qui fournit un mémoire technique de 120 pages lorsque le RC en impose 80 maximum ? « Assurément ! » direz-vous. Et celle qui fournit un mémoire de 90 pages ? « Sans doute ». Et de 81 pages ? « Euh… »
Si vous aussi, vous avez murmuré « euh » dans l’intimité de votre for intérieur, alors vous prendrez connaissance avec le plus grand intérêt du jugement du Tribunal administratif de Montreuil du 28 juillet 2023 !
En l’espèce, l’acheteur d’une procédure marché avait limité par son RC le nombre maximum de pages du mémoire technique à 80, hors références et CV. L’entreprise, de son côté, avait présenté un mémoire de 104 pages : son offre fût dès lors rejetée.
Contestant son rejet, l’entreprise fait valoir deux arguments auxquels la réponse du juge laisse légèrement songeur…
D’une part, l’exigence n’était pas « utile », ne reposait que sur de pures considérations formelles et pratiques, sans incidence sur l’appréciation des mérites des offres. Ou, pour dire les choses crûment : l’acheteur ne cherchait qu’à se faciliter la vie !
À cela le juge répond que « l’exigence (…) n’apparait pas comme manifestement dépourvue de toute utilité ».
Est-ce à dire qu’une exigence manifestement inutile aurait pu être/ du être ignorée par le juge ? Insécurité juridique, au secours !
Ou s’agit-il d’une formule de style qui aurait été opposée dans tous les cas par le juge… ?
D’autre part, selon l’entreprise, la clause de RC était imprécise, et prêtait le flanc à la critique comme au risque de rupture d’égalité, en n’encadrant pas la mise en forme notamment au niveau de la police de caractère, de la taille de police ou de celle des interlignes. Selon le juge, « de surcroit », l’argument ne prospèrera pas : le Tribunal se lance dans le jugement d’une virtualité, imaginant sans doute à quoi aurait pu ressembler le mémoire de l’entreprise si ces éléments avaient été différents dans une infinité de configurations, pour conclure qu’il aurait été de toute façon impossible de respecter le format requis ! En effet, « il est constant que le mémoire technique comporte 104 pages hors références et CV, dépassant ainsi de 30% le format requis sans possibilité de le respecter en modifiant uniquement la mise en forme ».
Est-ce à dire que notre entreprise à 81 pages aurait été repêchée, et que le cas de l’entreprise à 90 aurait requis l’intervention d’un expert ?
Ou s’agit-il d’une manière d’enfoncer le clou afin de calmer définitivement toute velléité de faire appel au sein de l’entreprise ?
TA Montreuil, ord. 28 juillet 2023, n° 2308306
[1] À titre d’exemples « tangibles », penser au triple test de proportionnalité des mesures de police ou à la recherche de la proportionnalité dans les décisions d’expropriation d’utilité public.
[2] CJCE, 18 mars 1980, Valsabbia / Commission (154, 205, 206, 226 à 228, 263 et 264/78, 39, 31, 83 et 85/79, Rec. p. 00907 : « les institutions doivent veiller, dans l’exercice de leurs pouvoirs, à ce que les charges imposées aux opérateurs économiques ne dépassent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs que l’autorité est tenue de réaliser » ; CJCE 22 janvier 1986, Denkavit France / FORMA (266/84, Rec. p. 00149) (cf. al. 17) : « Le principe de proportionnalité exige que les mesures imposées par les actes des institutions communautaires soient aptes à réaliser l’objectif visé et ne dépassent pas les limites de ce qui est nécessaire à cet effet ».