S’il est si important de définir ce qu’est une « modification substantielle » d’un contrat de la commande publique, c’est parce que le droit de la commande publique se révèle finalement très permissif avec son antagoniste : la modification non substantielle.
Ainsi par exemple, le code de la commande publique et les directives dont il est issu avalisent les modifications non substantielles d’un marché public « quel que soit leur montant » (Article R2194-7 du CCP, voir aussi l’Avis du Conseil d’État du 15 septembre 2022).
De même, la Cour de justice de l’Union européenne autorise rien de moins que le dépassement contractuel de l’accord-cadre dès lors que la poursuite d’exécution n’entraîne pas de modification substantielle (voir notre article).
Alors, qu’est-ce à dire ?
Un arrêt récent de la cour administrative d’appel de Paris met en lumière toute la difficulté qui existe aujourd’hui pour saisir l’insaisissable.
Dans une affaire concernant un marché de fournitures de cuves, une entreprise évincée contestait une modification du marché de fournitures de cuves qui lui avait échappé.
- Son argument : le marché avait été substantiellement modifié.
- La modification litigieuse : le CCTP prévoyait la fourniture de cuves rondes avec des ouvertures de 90cm, et les cuves finalement livrées étaient rondes et pourvues d’ouvertures de 72 et 83cm.
Sans réelle surprise, la modification n’est pas jugée substantielle. Mais le plus intéressant demeure le raisonnement du juge, qui estime que :
« de telles modifications du marché ne peuvent être regardées comme étant substantielles au sens des dispositions de l’article 65 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 et de l’article 139 du décret du 25 mars 2016, dès lors qu’elles ne peuvent être regardées comme remettant en cause les conditions initiales de mise en concurrence, qu’elles ne modifient pas considérablement l’objet du contrat et ne changent pas la nature globale du marché en cause ».
Que s’est-il passé sous nos yeux ? La CAA de Paris a interprété le décret marchés comme prévoyant une liste exhaustive de modifications ayant le caractère de modifications substantielles ; ce qui implique automatiquement que seraient validées comme non substantielles toutes celles qui ne figurent pas dans cette liste.
La rédaction de l’Article 139 de feu le décret marchés peut se prêter à cette lecture, il est vrai…
« Le marché public peut être modifié dans les cas suivants : (…)
5° Lorsque les modifications, quel qu’en soit leur montant, ne sont pas substantielles.
Une modification est considérée comme substantielle lorsqu’elle change la nature globale du marché public. En tout état de cause, une modification est substantielle lorsqu’au moins une des conditions suivantes est remplie :
a) Elle introduit des conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure de passation initiale, auraient attiré davantage d’opérateurs économiques ou permis l’admission d’autres opérateurs économiques ou permis le choix d’une offre autre que celle retenue ;
b) Elle modifie l’équilibre économique du marché public en faveur du titulaire d’une manière qui n’était pas prévue dans le marché public initial ;
c) Elle modifie considérablement l’objet du marché public ;
d) Elle a pour effet de remplacer le titulaire initial par un nouveau titulaire en dehors des hypothèses prévues au 4° ; »
Seulement voilà, cette disposition est aujourd’hui remplacée par l’Article R2194-7 du CCP, qui prévoit de manière on ne peut plus claire que les exemples de modifications substantielles sont loin d’être exhaustifs :
« Le marché peut être modifié sans nouvelle procédure de mise en concurrence lorsque les modifications, quel que soit leur montant, ne sont pas substantielles.
Pour l’application de l’article L. 2194-1, une modification est substantielle, notamment, lorsque au moins une des conditions suivantes est remplie :
1° Elle introduit des conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure de passation initiale, auraient attiré davantage d’opérateurs économiques ou permis l’admission d’autres opérateurs économiques ou permis le choix d’une offre autre que celle retenue ;
2° Elle modifie l’équilibre économique du marché en faveur du titulaire d’une manière qui n’était pas prévue dans le marché initial ;
3° Elle modifie considérablement l’objet du marché ;
4° Elle a pour effet de remplacer le titulaire initial par un nouveau titulaire en dehors des hypothèses prévues à l’article R. 2194-6 ».
L’arrêt de la CAA de Paris n’a-t-il donc qu’une valeur historique ? En réalité, la question reste posée car la rédaction de l’ancien article 139 est beaucoup plus proche de la rédaction de la… directive européenne elle-même.
« 4. Une modification d’un marché ou d’un accord-cadre en cours est considérée comme substantielle au sens du paragraphe 1, point e), lorsqu’elle rend le marché ou l’accord-cadre sensiblement différent par nature de celui conclu au départ. En tout état de cause, sans préjudice des paragraphes 1 et 2, une modification est considérée comme substantielle lorsqu’une au moins des conditions suivantes est remplie:
a) elle introduit des conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure initiale de passation de marché, auraient permis l’admission d’autres candidats que ceux retenus initialement ou l’acceptation d’une offre autre que celle initialement acceptée ou auraient attiré davantage de participants à la procédure de passation de marché;
b) elle modifie l’équilibre économique du marché ou de l’accord-cadre en faveur du contractant d’une manière qui
n’était pas prévue dans le marché ou l’accord-cadre initial;
c) elle élargit considérablement le champ d’application du marché ou de l’accord-cadre;
d) lorsqu’un nouveau contractant remplace celui auquel le pouvoir adjudicateur a initialement attribué le marché dans d’autres cas que ceux prévus au paragraphe 1, point d) »
(Article 72 de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics).
Le flou demeure !