Qu’elle vous passionne par sa subtilité ou qu’elle vous donne envie de vous arracher les cheveux, la garantie décennale est au cœur des problématiques d’exécution des marchés de travaux.

Importée dans le droit administratif via les « principes dont s’inspire le code civil », la garantie décennale dans le droit des marchés publics est dite autonome : le Conseil d’État se réserve le droit de la développer à sa manière, sans forcément suivre la Cour de cassation.

Il la développe telle une pieuvre dans plusieurs directions, protectrice du maître d’ouvrage public, comme en atteste l’arrêt de la CAA de Versailles du 22 février 2024.

En l’espèce, le maître d’ouvrage avait constaté des désordres affectant la digue et la cheminement piétonnier du lac d’un parc municipal.

Comme le rappelle le juge d’appel, ne sont pas seulement couverts les désordres actuels et consolidés. En effet le juge accepte de longue date de couvrir les désordres dits évolutifs : « des désordres apparus dans le délai d’épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, (…) même s’ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l’expiration du délai de dix ans ».

De même, la garantie décennale peut trouver à s’appliquer dans trois cas :

  • à l’ouvrage lui-même, lorsque les vices l’atteignent lui-même (Art. 1792 du code civil) ;
  • aux éléments d’équipements physiquement indissociables de l’ouvrage, lorsque les vices les atteignent eux-mêmes (Art. 1792-2 du code civil) ;
  • mais aussi aux éléments d’équipement physiquement dissociables, mais fonctionnellement indissociables de l’ouvrage, du moment que c’est l’ouvrage dans son entier qui est compromis, dans sa solidité ou sa destination.

Ce dernier point est une jurisprudence constante rappelée et mise en œuvre par la cour.

L’apport du présent arrêt consiste en deux points.

D’une part, le juge accepte de faire jouer la garantie décennale alors même que les conséquences du dommage ne sont pas illimitées, mais seulement suffisamment importantes. En effet, le vice en cause avait poussé l’acheteur à fermer certaines portions de circulation seulement. Mais « la circonstance que cette fermeture ne concerne qu’une partie de la digue et n’interdit pas la circulation sur la partie en béton ne fait pas, dans les circonstances de l’espèce, obstacle à la qualification de désordre décennal compte tenu de l’ampleur des dégâts constatés, qui affectent la moitié de l’ouvrage et limitent la circulation à une portion réduite de ce dernier ».

D’autre part, et plus encore, les conséquences peuvent n’être pas encore avérées du moment qu’elles sont possibles ! Le dommage n’est plus alors évolutif mais même futur (= apparu dans ce délai d’épreuve mais sans être alors suffisamment grave, et appelé à évoluer de manière certaine vers un vice à caractère décennal après expiration du délai de 10 ans). Cependant l’acquisition du caractère décennal du dommage est ici seulement hypothétique, et non plus certaine… En effet, des risques pour la stabilité de la digue avaient été écartés mais il avait été néanmoins décidé une période de surveillance pour une période de cinq ans. Le juge estime que « eu égard à leur ampleur et à leur nature, les désordres constatés sont de nature à porter atteinte à la solidité de l’ouvrage et à la rendre impropre à sa destination, alors même qu’à ce jour, il n’est pas établi que la digue aurait été fermée au public pour des raisons liées à ces désordres ».

CAA Versailles, 5ème Chambre, 22 février 2024, n° 20VE01138